Je ne sais plus qui a dit que les « mass media » ne s’adressaient pas aux masses, mais au contraire les fabriquaient. Bien que Le Temps soit plutôt un bon journal en général, et pas spécialement de « masse », il nous offre néanmoins un bon exemple de « fabrique de masses informes » dans cet article.

https://www.letemps.ch/suisse/complotistes-senflamment-autour-coronavirus

Je ne cherche pas à défendre les personnes mentionnées comme complotistes mais je veux attirer l’attention sur ce mécanisme de massification et demander à ce qu’on y fasse désormais attention.

D’abord, l’article des journalistes du Temps n’est pas un article sur les théories du complot. C’est un article qui visent à discréditer quelques personnalités et des prises de paroles jugées illégitimes. Mais je me demande au nom de quoi ces deux journalistes s’obligent à être de la police de la pensée? Sans aucun doute les affirmations des personnes dites complotistes sont contestables : alors que les journalistes les contestent sur le fond si le cœur leur en dit. Mais de grâce, qu’est-ce que ces moqueries railleuses et perverses? Je vais essayer de rendre les choses plus claires:

L’article en question est construit sur deux catégories qui s’opposent radicalement: les complotistes et les autres. L’opposition est produite de manière très insidieuse : « Les complotistes ne liront pas cet article sinon pour le brûler et manifester de la haine ». Donc, vous qui le lisez, soyez d’accord avec les termes proposés, sinon, vous aurez à vous considérer dans une des pires catégories qui soit : celle des obscurantistes. Non pas ceux qui ignorent l’intelligence de nos deux journalistes mais ceux, haineux, capables d’autodafé. De plus, si n’avez pas une opinion positive des journalistes vous êtes un (sale) complotiste. Rien que ça. Et faite votre choix, il est encore tant.

Nous sommes dans une démocratie, et en général, dans une démocratie, le principe est d’avoir une certaine méfiance envers les autorités et les informations présentées, même dans le Temps (la « vérité » scientifique n’est pas sujette à délibérations démocratiques mais la recherche de cette vérité peu en dépendre beaucoup selon les sujets). Certes le jugement critique ne justifie pas de penser n’importe quoi, mais dans cette construction rhétorique, les autrices nous dénient ce droit fondamental. Chez le lecteur, une espèce de malaise s’installe : il doit vous convaincre de reprendre le droit chemin, la bonne pensée, tout de suite, sinon… complotiste…

Suis-je un complotiste moi qui me suis posé la question de savoir dans quelles mesures les autorités agissaient sur des bases scientifiques (épidémiologie et sociologie par exemple) ou si le souci de l’opinion au sujet de leur capacité à faire face à la crise, associé à l’enjeu de porter le moins de responsabilités possibles, prenaient le dessus? C’eût été, au moins une tromperie voir un mensonge. Suis-je un complotiste si je me suis demandé si les conflits d’intérêts complètement factuels, (et autres désormais traditionnels passages des dirigeants entre compagnies privées et institutions des États) – notamment à l’OFSP et chez Swissmedic (je crois que la RTS y a consacré un dossier) avaient influencé de manière radicale les décisions? Pire, avez-vous regardé une vidéo de tel ou tel ? vous êtes complotistes. Et quelle allusion scandaleuse : peut-être même seriez-vous antisémite!

Dans l’article du Temps, les autrices expliquent que les « complotistes » c’est « une espèce dont chaque siècle aura enfanté une nouvelle génération ». Une espèce? que veulent-elles dire? une espèce distincte de l’humanité ? Vont-elles jusqu’à « casser » l’unité de l’espèce humaine? Est-ce là bien leur propos? J’en doute, alors qu’écrivent-elles?

Je me repose la question de savoir pourquoi elles s’obligent à être de la police de la pensée? Une piste :

Elles mentionnent que les complotistes sont une « population en pertes de repères », « anxieuse », qui « embrasse toute théorie, aussi démente soit-elle ». C’est là les caractéristiques attribuées à cette « espèce » : de pauvres diables ! Croient-elles vraiment qu’un Bolsonaro est en perte de repère? Qu’il est anxieux et c’est ça qui le fait adhérer aux théories du complot? Planèteamazonie affirme que l’action politique du président brésilien vise à permettre aux bûcherons illégaux d’aller plus profondément dans la forêt amazonienne afin de favoriser la propagation de la COVID-19 dans des populations – les indiens – très vulnérables à ce type de virus.

Nos journalistes du Temps rétorqueraient sans doute que ce n’est là que complot : planèteamazone c’est un ramassis d’antimondialistes ou d’autre genre d’extrémistes! On constate au passage comment la catégorie complotiste s’élargit dangereusement à tous ceux qui ne pensent pas comme « il faut ».

On constate aussi que la théorie élaborée par les journalistes est irréfutable! N’est-ce pas là une caractéristique des théories du complots ? En tout cas, ce n’est pas le propre d’une théorie honnête intellectuellement.

Voilà ma piste : cet article écrit dans le journal Le Temps, ne reflète que les opinions des deux journalistes et elles se saisissent de quelques personnes et d’un sujet à la mode pour les propager. Cette manière de faire suggère de l’incompétence… ou reflète une loyauté envers des catégories de personnes dont elles pensent partager les caractéristiques sociales : « éducation supérieure académique », capacités de raisonnement et capacités critiques plus importantes, rationalité… bref, une sorte d’excellence qui les distinguerait de manière substantielle – dont le terme « espèce » témoigne – d’un groupe qui n’aurait pas ces vertus. Peut-être est-il aussi plus facile de se sentir proche de tous ceux que la binarité du catalogages défend (et qui envoie donc tous les détracteurs dans la catégorie des complotistes)? Elles les citent elles-mêmes : les laboratoires pharmaceutiques, les médias, les autorités etc. (Remarquez, les médias : elles en sont. Ce n’est pas donné à tout le monde d’être autocritique).

Cet article est une malhonnêteté intellectuelle, faut-il, pour autant, être sûr que les auteurs l’assument? Le sujet dont elles voulaient sans doute informer l’opinion est qu’il y a aujourd’hui une méfiance, voir une défiance des autorités, des expertises scientifiques et contre les laboratoires pharmaceutiques (ce sont des faits). Oui, le sujet c’est la perte de confiance (!) qui pousse certaines personnes à dire – peut-être – des énormités. Le travail aurait été de poser la question : où est le problème? Qu’y a-t-il de vrai? Qu’y a-t-il de faux?

L’erreur de ces journalistes et parfois « d’académiques », est de penser que les complotistes existent en tant qu’espèce à part. Non. Ils sont citoyens et concernés, eux et leurs familles, comme vous et moi, par les décisions des autorités. Autre erreur que de penser que les « gens » qui prennent la parole de la sorte sont des imbéciles et des hurluberlus ignorants. Non, les « gens » s’informent et savent qu’une industrie – parlons des pharma – sont capables de tout et n’importe quoi pour vendre des produits : voyons les scandales récents : études trafiquées, autorisations de mise sur le marché abusives, corruptions actives et passives, conférences (très très bien) rémunérées (si vous avez fait vos preuves), commissions et ristournes… Ils savent que des guerres ont été déclarées avec des mensonges d’Etat platement énoncés à l’ONU, et peu importe que ce ne soit pas eux qui les découvrent cela alimente la méfiance. Les « gens » ont peut-être lu la stratégie du choc de Naomie Klein, ou, plus pointu, « Le gouvernement des technosciences » de Dominique Pestre, la Découverte « Recherches », (2014) où l’auteur explique comment de grandes entreprises et fondations multimilliardaires mettent en œuvre leurs projets et comment ils arrivent à s’imposer de manière parfois « cavalière ». Les « gens » ont peut-être vu le documentaire d’Arte « L’OMS dans les griffes des lobbyistes? » ou sont peut-être tombés sur cet article où on se questionne d’une manière qui rend légitime le soupçon.

https://www.cnbc.com/2018/04/11/goldman-asks-is-curing-patients-a-sustainable-business-model.html

Dans ces livres les « gens » y reconnaissent un travail de fond et se demandent pourquoi au « 20h » on ne leur parle que des facéties de Trump ou de la gentillesse exceptionnelle de Bill Gates. Certes, j’exagère un peu, mais que peut-on y faire sinon renouveler son application à l’enquête? Car non, il ne me semble pas du tout ridicule de s’interroger sur le bon fonctionnement des institutions qui sont, ou ont été en charge dans cette pandémie, à tous les niveaux.

Sur son blog, Jean-Dominique Michel a rendu attentif des omissions journalistiques. Il y a à regretter que cette période de crise sanitaire n’ait pas permis une discussion sur la manière dont se prennent les décisions alors que les conflits d’intérêts sont établis. J’ai entendu dire – je sais pas si c’est le cas de nos journalistes – qu’il fallait que nos sociétés occidentales se questionnent sur leurs gouvernances pour faire face aux défis environnementaux. Alors que penser de la fondation Bill et Melinda Gates? Y a-t-il des projets financés par ces fondations multimilliardaires en Suisse et quels sont les avantages négociés? Par exemple : Comment fonctionne son financement de l’OMS alors que la fondation finance aussi les laboratoires? C’est une question légitime après l’enquête de Lionel Astuc L’art de la fausse générosité qui mériterait bien un petit papier. Voilà les omissions dont je parle.

Le sujet, donc, c’est la défiance et la perte de confiance envers des institutions de plus en plus financées par des fonds privés. Mettre l’accent sur les complotistes et leur théories permet, on le voit dans certains interview de passer d’une théorie du complot à une autre, par exemple d’une théorie sur l’origine « fabriquée » du Coronavirus à la théorie de la Terre plate, comme si les degrés de plausibilité pour l’une et l’autre théorie étaient identiques. Par là on assimile aisément tout le monde à ceux qui sont suffisamment désabusés du fonctionnement de nos sociétés pour croire à la Terre plate… sinon pour se moquer de ces « académiques » qui posent parfois des questions avec l’assurance qu’ils ont lorsqu’ils répondent.

Les discussions qui auraient dû avoir lieu auraient dû signaler que la société est complexe, et que oui, il y a des intérêts mais que des structures les surveillent (lesquelles? comment? qui?) etc. C’est-à-dire un débat qui ouvre à la multiplicité des points de vue sur les problèmes mentionnés et montrent l’impossibilité de faire la vérité en deux secondes sur de vrais enjeux pour la démocratie. Mais non, l’article est construit pour ridiculiser tout une partie de la population ; en jetant en pâture les uns ou les autres qui auraient pris le risque de dire ce qu’ils pensent. Et s’ils font trop d’abonnés, trop de « like » (excusez du peu), trop de « vues », et bien cela montre qu’il y a un vrai sujet pour la presse professionnelle. Mais peut-être que le problème consiste en cette tendance à voir le journalisme d’enquête disparaître au profit des commentateurs et des gardiens de la société lisse génératrice d’une masse contrainte d’assister à un spectacle grossier sans plus oser rien dire.

Il faut refuser la construction d’une « espèce », par ailleurs catégorie à géométrie variable et de plus en plus englobante, qui n’aurait pas la vertu d’être socialement présentable…