Une opportunité manquée de mettre les sens portés par les activités humaines au centre de la temporalité

Nous ne sommes pas à l’ère de l’Anthropocène. Malgré les nombreuses références faites à la notion par des penseurs (Bruno Latour, Dominique Bourg, etc), en 2016, la communauté scientifique en a décidé autrement : nous restons dans l’Holocène, période géologique qui a commencé il y a environ 10000 ans. Plus précisément, nous restons dans le Meghalayen, dernier des trois étages géologiques de l’Holocène. Cet étage a été élaboré sur les traces géologiques de périodes de grandes sécheresses il y a environ 4000 ans de cela.

Le mot anthropocène est un néologisme construit avec la racine grec anthropos, “hommes”, et “cène” faisant référence à une ère géologique. Ce terme, compris dans le contexte de l’échelle des temps géologiques, entendait signifier une nouvelle ère marquée par la prédominance de l’activité humaine sur les autres forces géologiques qui modèlent notre planète Terre. En clair, le mot signifie que l’activité humaine est désormais une force géologique à part entière, et plus encore, qu’elle domine les autres forces géologiques que l’on qualifierait volontiers de naturelles.

On conçoit l’importance de faire reposer les ères géologiques sur des observations scientifiques qui offrent un très large consensus, ce qui n’est pas le cas pour l’Anthropocène. En effet, quand cette période a-t-elle commencée? Lors de l’explosion de la première bombe nucléaire (en contexte de guerre) ou lors de l’invasion du continent américain par les européens ? De nombreux événements éminemment humains ont laissé des traces géologiques en des dates très différentes et le débat pour marquer LE ou UN début de cette ère est encore ouvert.

Pourtant, nous « sommes » bel et bien dans l’Anthropocène. Aujourd’hui nous savons que les activités humaines sont à la base de véritables périls pour notre espèce. Lorsque l’on pense aux activités humaines en tant que forces géologiques, on pense généralement au dégagement de CO2 et au changement climatique associé. Mais les périls liés aux activités humaines sont bien plus larges :

• épuisement des ressources fossiles et possibles crises énergétiques
• pollution de l’eau par des agents chimiques et les pénuries d’eau (stress hydrique)
• menaces liées à la puissance de destruction des armes
• disparition des terres arables du fait de la sur-exploitation, pollutions
• inondations, migrations
• destruction de la biodiversité et des derniers espaces de forêts primaires
• déstabilisation politique voir “effondrement”

D’ailleurs pour de nombreux chercheurs le terme peut également embrasser le fait que les humains sont aujourd’hui capables de modifier les processus chimiques et biologiques de la vie, d’inventer de nouveaux types d’animaux, réinventant la vie. Bien sûr, au centre de cette puissance : les techniques. Elles étaient auparavant convoquées pour améliorer notre quotidien et le sont aujourd’hui plus encore que jamais pour régler les problèmes générés par les humains. Ainsi la géo-ingénierie s’annonce comme une nouvelle phase de l’anthropocène. Cette puissance technique allonge la liste des périls précités par les risques qu’elle nous fait courir.

L’activité humaine et la question du sens

Mais quel dommage, aurais-je envie de dire, de manquer une telle occasion d’introduire cette nouvelle ère, l’Anthropocène, dans l’échelle des temps géologiques. Cela aurait été l’occasion de mettre au centre de notre temporalité terrestre — concrète — l’importance des activités humaines. C’était non seulement l’occasion de mettre au centre de la temporalité l’idée qu’une action à un effet, mais qu’elle participe de la production de sens, et qu’il serait temps de questionner les sens de nos actions. Plus précisément il serait temps de les questionner collectivement.

Mettre au centre de notre temporalité l’importance de l’activité humaine aurait (justement) la force d’effacer cette frontière encore net entre sciences dites dures et molles. Car si l’on peu déjà faire un constat de la crise actuelle de la covid-19 c’est l’échec de penser ensemble l’existence du virus comme entité propre à la nature et le virus comme produit d’une activité humaine, en l’occurrence, probablement « libéré » par la déforestation et la destruction des habitats de la faune. Or on voit bien, en fin de compte, comment cette crise exacerbe les références à la Science pour mieux montrer qu’elle n’a jamais été aussi politique et politisée. Malgré le centrage médiatique sur une science dure qui se doit d’être consensuelle et non contradictoire (oh le vilain et, on va le voir, dangereux paradoxe) on assiste en fait à une perméabilité des champs d’études naturelles et sociales : dans cette crise on a feint la décisions scientifiques et prises rationnellement par des « task force » d’experts alors qu’elles ne répondaient, en fait, qu’aux moyens tous humains et surtout sociaux que nous avions – et qui étaient réellement mobilisables!

Ce qui m’inquiète et que je veux souligner ici de manière simple, c’est que cet aveuglement d’un « tout scientifique » ne tient qu’à la condition d’évacuer le social (au sens noble du terme) et aux sens multiples et continuellement renouvelés qui l’animent et la discussion politique. L’argument étant qu’il y aurait une vision objective distincte et évidemment supérieure à celle de la « population » ou du « reste du monde » – la masse – dont la vision n’est que subjective. La première reposerait sur les grands nombre, des études dont la méthode est élevée si haut qu’elle révélerait l’absolu, alors que la seconde, serait celle de l’affectivité, naïve. Rappelons avec Jean-Pierre Dupuy qu’il s’agit d’une erreur philosophique et que la vision d’un problème est relative à la position de chacun par rapport à celui-ci.

Que la formulation, la mise en mots ou en concepts du problème soit l’apanage des uns au dépend des autres du fait d’une légitimation particulière par le « calcul » – ou, en général, la mise au jour d’une complexité extra-ordinaire qui devrait rester dans le giron de la pensée des seuls experts – permet la reproduction moderne des distinctions plus anciennes entre princes et sujets (que quelques « penseurs » reprennent sans gêne en séparant les intelligents – des dieux – et les autres substituables. Or, le calcul n’épuise pas la signification de la mise en sens du problème par les « experts » et peut cacher des intérêts particuliers au nom de préoccupations fortes honorables : la paix, la sécurité, la santé publique etc. La vérité ainsi fabriquée paraît limpide et il semble normal d’y adhérer.

C’est ainsi que l’on organise une chasse aux complotistes. Que l’on ne cesse (de tenter) de produire des masses à l’écoute de la vérité produite par quelques experts de « ce qu’il faut faire » ou plutôt imposer (ici ou en Amérique du sud Chili, Brésil, aujourd’hui comme hier). Muni de leur science (consensuelle !) aveuglée (et souvent aveuglante) ils mangent les liens, les sens (c’est-à-dire globalement le social) pour imposer un projet, leur projet. Il n’est pas un projet « technique » mais un projet de l’exclusion du collectif, de son intelligence, entre autre par la technique. Le problème n’est donc pas la technique – elle est une des faces de la même pièce du théâtre humain, la seconde étant la culture. Le problème est qu’elle est utilisée pour s’interposer partout dans la continuité des liens et du sens – les manger – et les régurgiter dans une forme dans laquelle le collectif et son intelligence n’existe pas : c’est-à-dire hiérarchisée et pondérée, arrangeant le « bénéfice » selon un ordre préétabli, organisant la prise de pouvoir économique et/ou symbolique.

Prenons un exemple tiré du livre de Lionel Astruc « l’art de la fausse générosité » écrit à la suite de son investigation sur la fondation Gates. L’auteur nous raconte comment le succès de la lutte contre le paludisme ne serait en fait qu’un délit d’arrogance technologique et industrielle occasionné par une aubaine sanitaire. Cet exemple est révélateur de l’asymétrie des points de vues justifiés par des arguments « techniques et scientifiques » qui évacuent le contenu social d’une solution au problème du paludisme en pointant simplement la compétence de ceux qui les promeuvent.

Il a été démontré que la tisane d’artemisia peut être tout aussi efficace, voir plus efficace, qu’un vaccin. Mais plutôt que d’allouer des fonds pour apprendre à produire la plante dans de bonnes conditions et à l’utiliser comme remède « on » va produire un vaccin. La justification tient en une idée : l’artemisia ne produit pas toujours le même taux d’artémisinine introduisant des variables sur l’administration du traitement. Ce n’est donc pas une situation contrôlée en laboratoire, or c’est ce que sait faire l’industrie.

La solution basée sur artemisinine permettait de générer un réseau et une communauté de savoir local. Elle permettait aussi une autonomie du local par rapport à ce problème. La solution retenue est celle de la production industrielle d’un vaccin qui maintiendra les populations locales sous la dépendance de grands centres internationaux où siègent de grandes entreprises et leurs représentant institutionnels et vers lesquels convergent les subventions à l’innovation et à la formation.

C’est là l’hypocrisie dénoncée dans cette affaire. Un « grand » donateur sponsorise des structures d’experts et leur stipule de regarder le problème d’une certaine manière. Il n’y a bien entendu rien de plus « scientifique » dans la vision de la solution du vaccin que dans la vision phytothérapeutique qui produit également une connaissance savante ; mais la diversité des opinions scientifiques est étouffée, alors que, nous dit l’auteur, « le processus décisionnel est fermé » (c’est le type de sciences « consensuelles » dont on parlait plus haut). Cette manière de faire est centralisée, centraliste, produisant de très gros profits pour les sociétés partenaires du grand donateur. Bien sûr que tout cela est articulé, nous dit l’auteur, à des stratégies « d’évitements fiscaux, de conflits d’intérêts, de pratiques illicites, d’arrangements illégaux et finalement d’emprise sur des enjeux vitaux ». Les mécanismes de domination des uns sur les autres restent intacts avec le bon sentiment d’avoir fait quelque chose pour les « pauvres » !

Lionel Astruc voit très bien la dimension de corruption passive des immenses sommes d’argent injectées par la Fondation Gates dans les institutions. . Il voit bien également que ces sommes, dont l’anthropologue dirait qu’elle constitue en fait un Potlatch, produise une loyauté soumise des acteurs. Par là, ils achètent le silence des universitaires, ONG et média qui seraient en mesure de condamner certains aspects des actions de la Fondation.

Swiss Covid, Stop-covid, et autres applications pour ton bien!

L’application de traçage de la covid-19 répond de ces logiques. Sur quelles bases scientifiques est-elle entrain de s’imposer à nous? Sur le sentiment de la maîtrise d’un problème de manière centralisée. Dans quel contexte et pourquoi faire? Celui de la fin de la pandémie. Nous sommes donc passé d’une logique de gestion du pic à la gestion de la circulation du virus en évaluant l’état de maladie et la circulation des individus, sans aucune preuve de l’efficacité du procédé. Nous n’avons droit qu’une apologie d’un grand nombre d’experts et de leurs prestigieux instituts (écoles polytechniques, instituts académiques et autres centres de recherches) qui soulignent la possibilité de la préservation de la véracité de résultats de recherche et d’information (impossibilité de falsification), de l’extraordinaire capacité de stockage, et qui en fera une technologie potentiellement, nécessaire à l’avenir pour la circulation des personnes… Ne présumons pas directement à un usage négatif de la technologie mais…

La première mouture de l’application n’inquiète pas trop (pas assez). En effet, même si l' »on » (qui?) nous avait dit que c’était une application « suisse » avec des données qui resteraient en Suisse de manière strictement anonyme… on découvre que Google, Amazone, et d’autres gros acteurs américains sont dans la boucle… et les données anonymes? On découvre dans le même temps que les CFF donnent des données anonyme à Google. Or, c’est justement là qu’opère la magie (qui n’en est pas une, mais c’est un fait qui découle de nos choix politiques orientés) des big data et du « cloud » – anonymes, donc, les données ne le sont au final absolument pas comme le montre la citation ci-dessous.

(…) à divers annonceurs, une activité qui leur rapporte « moins de 3 millions de francs par an », précise l’entreprise. Mais d’après Ottavia Masserini, porte-parole des CFF, « les données sont suffisamment limitées pour qu’il soit impossible de remonter jusqu’à une personne en particulier ». Or le cas de Brigitte Rosset montre que Google peut bel et bien identifier à qui se rapportent certaines informations, en recoupant tout simplement les données avec le compte Google du client concerné.

Linda Bourget et Tybalt Félix, publié le 2 juin 2020 sur rts.ch (lien ci-dessous)

https://www.rts.ch/info/sciences-tech/11370535-l-application-cff-fournit-des-donnees-de-ses-utilisateurs-a-google.html

Je m’étonne qu’une société plutôt démocratique comme la nôtre fasse l’apologie de solutions qui montrent leur efficacité dans des pays d’Asie dans la maîtrise militarisée (pour le dire tout à fait gentiment) des populations… Or, dans un contexte où il peut y avoir péril, comme ceux qui nous ont faits réfléchir à la notion d’Anthropocène, il y a lieu de réfléchir 2 fois. Bien sûr, cette première mouture de l’application ne fait pas trop peur, il y a les « garanties » de la Confédération (et quel poids dans le contexte d’influences mondialisées)!

Dans tous les cas : notre civilisation ne semble pas prête à changer ses logiques d’action. Soyons clairs : s’il s’agira un jour de remplacer les « esclaves énergétiques » chers à J.-M. Jancovici par d’autres, moins malléables que le pétrole, alors cette mouture aura été le premier maillons des chaînes qui entraveront ceux qui auront été choisis.

Et s’il y a un péril écologique, notre survie ne dépend que de ce changement de logique. Nous ne sommes pas tous égaux dans cette perspective, comme ne l’étaient pas les passagers du Titanic. Or, si la civilisation devait se mettre à couler, cette première mouture pourrait bien être à la base des outils permettant d’organiser l’accès au canots de sauvetage. Et, comme ce fût le cas dans le naufrage du Titanic, cet accès ne sera pas le même si vous êtes plutôt la population de 1ère classe ou au fond de la cale.

Cette conclusion n’est pas un pronostic, elle vise juste à se méfier de ce qu’Hegel a appelé la ruse de la raison. Par là, il mettait en évidence que nous pouvions nous tromper en pensant savoir où nos raisonnements nous menaient. En effet nous pensons savoir vers quoi nous nous dirigeons du fait de notre usage de la raison et notamment celui de la rationalité du langage. Mais ce n’est seulement qu’a posteriori que l’on sait vraiment vers quoi l’on se dirigeait. Les sciences cognitives d’aujourd’hui nous montrent que des raisonnements parfaitement rationnels peuvent conduire à des prises de décisions qui ne le sont pas du tout.

Espérons que notre maintien dans le Meghalayen, dernier étage de l’Holocène, ne trahisse pas une ruse de la raison. Une ruse qui, sous prétexte de santé, liberté et d’humanitaire, nous ferait construire, à l’image des fourmis (excusez du peu) un radeau (je veux dire une structure sociale monolithique contrôlée permettant la construction d’un agrégat) pour tenter de sauver la colonie (la civilisation) par la noyade (l’écrabouillement) de celles qui se transformeront en structure porteuse (des surnuméraires facilement substituables).